calendrier de l’avent : 4

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Elle pensait avoir tout oublié de ses dix années de souffrance à marteler les gammes sur la table de la cuisine avec les touches en bois confectionnées par son père pour son entraînement.

Sans s’en rendre compte, ses doigts s’étaient posés d’eux-mêmes sur les touches avant de les enfoncer et de courir sur le clavier, contents de retrouver un lieu connu qu’ils croyaient perdu à jamais.

Les sensations étaient revenues d’elles-mêmes. Lisa avait joué des morceaux de Chopin, de Mozart avant de changer de registre avec les Beatles puis Elton John, sans voir le temps passer, pour terminer par Imagine de John Lennon qu’elle avait chanté à sa plus grande surprise.

Au début, sa mère avait été sa seule spectatrice ou plutôt admiratrice, puis, morceau après morceau, les discussions s’étaient éteintes dans le restaurant, des clients s’étaient approchés du piano après avoir réglé l’addition, les serveurs s’arrêtaient pour l’écouter. Après avoir plaqué les derniers accords d’Imagine, elle s’était levée et avait fondu en pleurs dans les bras de sa mère et l’avait remerciée en essuyant maladroitement les larmes qui coulaient sur ses joues.

Quand elle avait quitté les bras de sa mère, elle avait regardé le piano en se demandant ce qu’il allait devenir. Au bout d’une seconde de réflexion, sa décision était prise, elle ne refuserait pas ce cadeau.

Le plus dur fut de le transporter dans son appartement au 3° étage. Sa mère l’avait acheté dans une boutique à côté du restaurant et elle avait trouvé originale l’idée de le lui donner dans ce lieu, sans se soucier de la suite. Lisa avait demandé à plusieurs de ses collègues, des costauds, de l’aider et tous avaient accepté sans rechigner.

Plusieurs fois, elle avait cru le voir s’écraser au fond de la cage d’escalier, mais finalement l’instrument était arrivé à bon port. Elle l’avait installé contre le mur donnant sur une cour intérieure et avait prévenu ses voisins qu’elle risquait d’en jouer, mais tous l’avaient rassurée en lui disant que s’il n’y avait pas trop de fausses notes, ils ne se plaindraient pas. Elle avait répondu qu’elle ferait de son mieux.

Pendant une semaine, elle n’y avait pas touché ; quand elle rentrait du commissariat, épuisée de sa journée ou de sa nuit, elle ne se sentait pas la force de jouer. Et puis une question demeurait lancinante dans son esprit : jouer pour quoi, pour qui ? Pour elle, pour les voisins, pour sa mère ? Elle ressentait vis-à-vis de l’instrument un mélange d’excitation et de haine. Il représentait à la fois tout ce qu’elle aimait, mais aussi l’échec de sa vie. L’échec d’être passée à côté d’une grande carrière ou du moins de vivre ou de survivre de sa passion. Ce cadeau était vraiment empoisonné, car tous les jours il lui rappelait ce qu’elle aurait pu être et ce qu’elle était devenue.

Et brutalement, l’amour de la musique remplaça la colère. Après une journée difficile où elle n’avait pas réussi à convaincre un violeur d’avouer et où son avocat, issu d’un grand cabinet, avait mis en pièces son enquête, elle s’était défoulée sur son piano à jouer des airs de jazz et même à laisser libre cours à son imagination.

Les jours suivants, elle avait pianoté pendant un quart d’heure. Elle avait acheté des partitions et le plaisir était revenu petit à petit. Même si elle avait tiré une croix sur sa carrière, elle avait compris qu’abandonner le piano et la chanson avait été une grave erreur.

Après la musique, elle s’était mise à chanter. Au début, elle avait eu du mal, sa voix rauque, saccadée, avait perdu son timbre limpide. Mais Lisa s’était forcée pour retrouver la tonalité de ses vingt ans. Ces moments l’apaisaient et elle oubliait la dureté de son métier. Pendant toutes ces minutes, elle ne pensait plus aux morts, aux tueurs et à toutes les saletés qu’elle nettoyait. Tout cela disparaissait provisoirement de sa mémoire.

Un soir, alors qu’elle buvait une Brooklyn Beer dans un bar de la 9th Avenue avec ses collègues, elle s’était levée sans réfléchir pour s’approcher d’un piano qui attendait désespérément qu’une personne veuille jouer. Elle se moqua complètement des remarques qu’allaient lui lancer les habitués et joua au feeling.

Après le premier morceau, un nocturne de Chopin, elle attaqua Streets of New York de Willie Nile, et se mit à la chanter, les paroles venant d’elles-mêmes. Quand elle eut terminé, tous les présents l’applaudirent et lui demandèrent une autre chanson. Elle avait embrayé sur le standard New York, New York immortalisé entre autres par Franck Sinatra ou Lisa Minnelli. La puissance de sa voix avait empli le bar et elle avait fini sans forcer cette chanson qui était presque sa vie.

Ses collègues avaient réclamé un rappel, mais elle avait refusé pour retourner à sa place et terminer sa bière.

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