Khalik Allah et les toxicomanes somptueux de Harlem

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Khalik Allah sillonne depuis l’âge de 14 ans les rues de New York avec son appareil photo. Ce vidéaste et photographe affilié à la prestigieuse agence Magnum pose un regard humaniste et engagé sur la réalité crue des quartiers défavorisés de la ville.Par Alexis Thibault .

Le soir, Sapphire erre souvent dans les rues de New York. Surtout à l’angle de la 125e Rue et de Lexington Avenue, plaque tournante du trafic de drogue où des silhouettes fantomatiques vagabondent et se défoncent au K2, un cannabis de synthèse cent fois plus puissant que la marijuana. Le cadre de la photographie ne permet pas vraiment de dire où cette fille sans âge a fait halte dans la nuit noire. On apprendra plus tard qu’elle rêvassait à quelques mètres d’un centre de désintox. Ironie du sort, on distingue une fin de joint qui rougeoie encore entre ses doigts… Sapphire est une fumeuse infatigable que Khalik Allah photographie souvent. Maintenant, elle lui fait entièrement confiance et le laisse approcher. Sur ce portrait de 2013, ses yeux injectés de sang fixent le ciel, tandis qu’un filet de fumée s’échappe de ses lèvres charnues. Sa pose rappelle celle de James Baldwin photographié dans sa maison de Saint-Paul-de- Vence trente ans plus tôt. Sous ses airs de Nina Simone complètement stone, elle semble savourer ce moment de quiétude, un court entracte qui la repose de son quartier moribond et chaotique. Qui sait à quoi elle pouvait bien penser à ce moment-là…

“La nuit, dans les rues de Brooklyn, le plus grand danger c’est votre propre peur.”

Khalik Allah n’aime pas commenter ce qui se cache derrière ses portraits : les photographies parlent d’elles-mêmes. S’il raconte volontiers l’histoire de Sapphire, c’est parce que cette image d’elle est sa favorite. À New York, des centaines de milliers de types déambulent chaque jour dans la ville, un appareil autour du cou. Mais aucun d’entre eux n’arrête son regard sur ces visages de l’Amérique que raconte le photographe : des anonymes aux traits émaciés et aux yeux écarlates, des rôdeurs aux dents jaunies par le tabac, des citoyens américains qui, d’ordinaire, n’attirent que l’objectif des caméras de surveillance… En 2015, Khalik Allah filme les nuits d’été étouffantes de New York et braque sa caméra sur ces “field niggas”, éponymes de son documentaire. L’expression est empruntée à un discours prononcé en 1963 par le défenseur des droits de l’homme afro-américain Malcolm X, porte-parole de la Nation of Islam. “Dans ‘Message to the Grass Roots’Malcolm X évoque les différents régimes d’esclavage, explique le photographe. Au XVIIIe siècle, on distinguait notamment les ‘nègres de maison’ des travailleurs des champs, plus fréquemment torturés et tués que les premiers : les field niggas. Les field niggas d’aujourd’hui mendient dans les rues de New York, esclaves de l’industrie capitaliste. Tout le monde se contrefout des gens que je photographie.”

À 35 ans, Khalik Allah ne s’est jamais considéré comme un photojournaliste. Pourtant, dans les rues malfamées de Brooklyn et de Harlem, il se comporte presque comme un reporter, partant à la rencontre des toxicomanes que beaucoup de citadins observent comme des bêtes sauvages, ne voyant en eux que la part terrifiante. “J’utilise mon corps en guise de zoom, analyse-t-il. Lorsque j’approche quelqu’un, je recherche sa part d’humanité, cette étincelle qui sommeille en lui et qu’il ne soupçonne même pas. Car je veux prendre une photo ‘avec’ lui. Lorsque j’ai son accord, je capture alors son regard. Les yeux ne sont-il pas les fenêtres de l’âme ?” Khalik Allah est toujours pleinement conscient de ce qu’il fait. Même s’il ne porte pas d’arme sur lui et n’a jamais été attaqué, il sait pertinemment qu’un ennemi invisible guette en silence dans la pénombre : “La nuit, dans les rues de Brooklyn, le plus grand danger c’est votre propre peur.”

“J’aurais pu me contenter de photographier des stars ou de produire de jolies images pour les magazines. Mais pour raconter quoi ? J’ai préféré me laisser avaler par la ville pour immortaliser les gens qui affrontent la rue.”

Né en 1985 d’un père iranien et d’une mère jamaïcaine, Khalik Allah est le troisième enfant d’une fratrie de cinq garçons. Originaires de Bushwick (Brooklyn), un quartier considéré jusqu’à la fin des années 90 comme l’un des plus dangereux de New York, ses parents quittent ce haut lieu du street art pour rejoindre Flushing, un endroit qui concentre une bonne partie de la classe moyenne du Queens. C’est ici que grandit ce gosse débrouillard qui exècre l’école et fait ses armes seul dans les rues de Harlem. En parcourant le berceau du jazz, il rencontre Eglin Turner et Jason Hunter – plus connus sous leurs alias Masta Killa et Inspectah Deck – deux des neuf membres du Wu-Tang Clan, groupe de hip-hop légendaire fondé en 1992. Sans jamais se séparer de son Caméscope, Khalik Allah, 14 ans à peine, les suit dans leurs pérégrinations new-yorkaises. Les rappeurs semblent amusés par ce gamin qui, avec sa caméra, explore les moindres recoins de la Grosse Pomme. C’est aussi à cette époque qu’il découvre la Five- Percent Nation, une branche de la Nation of Islam militant pour les droits des Afro-Américains, fondée en 1964 par un certain Clarence 13X, vétéran de la guerre de Corée. Au contact de ses membres, il en apprend davantage sur son identité de rejeton métis, et bientôt il ne jure plus que par les Twelve Jewels of Islam, une série de préceptes comme la liberté, la justice, l’égalité, le savoir ou la paix, censés aider à comprendre l’Univers… Cependant, ce n’est pas avant 2010 que Khalik Allah signe son premier film, Popa WU: A 5% Story, une immersion old school dans la psyché de Popa Wu, producteur de musique et mentor du Wu-Tang Clan.

Khalik Allah se souvient parfaitement de son premier appareil photo. Ce Canon AE-1 à boîtier métallique, lourd et entièrement manuel ne sortait de son étui qu’une ou deux fois par an, pour les réunions de famille de Noël et de Thanksgiving. Privilège suprême, son père avait accordé à Khalik le droit de s’en servir, contrairement à son frère aîné. Il va sans dire que le jeune homme se prend aussitôt de passion pour la photographie : “Si j’avais commencé avec un appareil photo plus performant, je n’en serais sans doute jamais arrivé là ! commente- t-il avec le recul. J’étais contraint de développer moi-même mes images et j’apprenais de mes erreurs. J’aurais bien sûr pu me contenter de photographier des stars ou de produire de jolies images pour les magazines. Mais pour raconter quoi ? J’ai préféré me laisser avaler par la ville pour immortaliser les gens qui affrontent la rue. L’espace d’un instant, j’infiltre leur vie. Mon travail prend alors tout son sens.

Ce grand amateur de hip-hop définit ses photographies comme des “paroles visuelles”. Personne n’a poussé Khalik Allah à devenir photographe, mais de grands maîtres de l’image ont évidemment transformé sa façon de voir le monde : Robert Frank, William Klein, Jamel Shabazz ou Daido Moriyama, qui compare la photographie à une véritable chasse. Du travail de Nobuyoshi Araki, il apprécie le caractère intrépide. De Henri Cartier-Bresson, il retient un ouvrage : The Decisive Moment (1952) [Images à la sauvette], qui lui a presque tout appris : “Il faut être constamment en alerte, et avoir de la considération pour ceux que l’on photographie”, lance le photographe en guise de credo. “Avant d’appuyer sur le déclencheur, il est impératif de s’impliquer physiquement.

Récemment affilié à l’agence de presse photographique Magnum Photos, Khalik Allah est soumis à une période d’essai de deux ans sous la houlette d’un de ses membres. À l’issue de celle-ci, il deviendra peut-être officiellement un “photographe associé”, employé à plein temps par la coopérative, sans en être encore sociétaire. Quoi qu’il en soit, Khalik Allah ne compte pas changer de voie pour autant et n’a pas “l’intention de shooter avec un Leica”, ces appareils haut de gamme dont se servent la plupart de ses confrères. Il en faudra également bien davantage pour qu’il abandonne Sapphire, Rondoo, Frenchie et tous les autres locataires temporaires des rues de Harlem, ces monstres somptueux et fragiles qui hantent quotidiennement l’angle de la 125e Rue et de Lexington Avenue.

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